Beaucoup plus qu’une course cycliste, le Tour de France trace sa route depuis plus d’un siècle, traverse les époques et le pays en déclenchant une ferveur sans cesse renouvelée. Le temps du mois de juillet, le Tour poursuit une épopée populaire qui rassemble le pays et laisse à chacun des souvenirs pour la vie.
Pas besoin de photo finish ni de commission d’experts pour classer le Tour de France comme monument du patrimoine national. Un monument sur lequel s’écrit chaque été un récit français, le récit de notre histoire et de nos paysages, de nos fiertés et de nos fragilités, d’héroïsmes heureux ou malheureux. Il exhale le souffle d’une épopée, exhume des bouffées de nostalgie, exalte un patriotisme jamais exagéré. C’est un lieu d’égalité, un moment de fraternité, une route tracée vers la liberté. Notre décor du mois de juillet.
Quand une étape n’épate pas vraiment la galerie des suiveurs paisiblement assis face à leur télé, un château agrippé à son éperon, un sommet piqueté de névés (de plus en plus rares), une cathédrale propulsant ses flèches au-dessus d’une ville, viennent occuper l’écran et accélérer le temps.
Entre Bagnères-de-Bigorre et la vallée des gaves, Le Tourmalet a été escaladé 60 fois (il revient cette année !) et pourtant, on ne se lasse pas de ce passage étroit au sommet dans nos Pyrénées devant la stèle dédiée au fondateur de la course, Henri Desgranges. Comme on attend la partie de manivelle et les vues d’hélico dans les 21 virages de l’Alpe d’Huez ou un sprint massif sur les quais bordelais.
La France plate et monotone des champs de blés tout juste moissonnés devient emballante quand les coureurs échappés, couchés sur le guidon, visage tordu de grimaces, tentent de résister à l’aspiration du peloton. Même la France moche des ronds-points et des centres commerciaux installées aux entrées-sorties de ville s’embellit quand sur le bitume glisse le peloton, compact comme un défilé de troupes le 14 juillet ou étiré comme un long serpentin coloré et gracieux.
Une étape du Tour, c’est aussi un parcours de réconciliation nationale, un remède aux fractures sociales et territoriales. Le coureur sprinte sur les boulevards des sous-préfectures comme sur les Champs-Elysées, grimpe devant les opulents chalets de Megève comme au milieu de cabanes de bergers de montagnes désertés. Il se tortille entre lotissements périurbains et avenues métropolitaines, sillonne zones industrielles et campagnes éloignées.
Au bord des routes, la France du Tour vient admirer le Monument comme on visite Notre Dame ou la cité de Carcassonne. C’est gratuit, c’est joyeux, c’est l’été. Ni carrés VIP, ni loges partenaires sur les talus de nos départementales et dans les creux des virages en épingles des cols pyrénéens et alpins. Vient qui a envie, sans distinction d’âge, de classe, de nationalité dans ce fatras de glacières, de pliants et de parasols qui se forme au fil des heures précédant le passage, souvent furtif des coureurs. Le défilé de la caravane déclenche des batailles aussi enjouées qu’acharnées pour saisir des goodies « Made in China » aux couleurs de marques de saucissons ou de compagnies d’assurance. Personne ici ne se moque de la publicité à portée de main, que le Tour rend sympathique à défaut d’esthétique.
On voit moins bien les coureurs qu’à la télé, on n’a pas forcément repéré le maillot jaune, on se paye un beau bouchon au moment de repartir… Et pourtant, des pavés rugueux et piégeux de l’Artois aux rudes et raides cols des Pyrénées, le public coche le Tour de France sur le calendrier de juillet. La ferveur ne retombe pas au contraire quand le tour franchit les frontières. Nos voisins se disputent les Grands départs et les étapes transfrontalières, dans l’espoir de grapiller des images et des exploits.
Le Tour, c’est aussi des histoires d’hommes (et maintenant de femmes) qui elles aussi dépassent le cadre de la performance sportive. L’épreuve peut paraître inhumaine quand la route s’élève brûlée par le soleil vers le Ventoux pourtant le Tour de France est profondément humain.
La Ligue 1 de football, Roland Garros, le XV de France, la NBA, fabriquent des champions, des têtes de gondole pour marques de maillots et images de marque des sociétés du CAC 40. Le Tour lui célèbre des héros des « Grandes gueules » et des forts caractères, des malicieux et des malchanceux, des généreux et des géniaux, des magnifiques et des maudits.
Même entrainés comme des athlètes, équipés de machines à rouler en matériaux composite et freins à disque, choyés par des kinés et autres préparateurs, ils restent les descendants des forçats de la route décrits par Albert Londres aux origines du maillot jaune.
Poulidor incarna une France laborieuse, chaleureuse et courageuse mais surtout malchanceuse, opposée à celle d’Anquetil, flambeur dans la vie, calculateur dans le peloton, vainqueur souvent incompris. L’un était désigné par un diminutif affectueux, « Poupou », l’autre par de respect et de distance « maître Jacques ».
Contemporain de Platini, Prost, Noah ou Blanco, le quintuple vainqueur Bernard Hinault (1978-1979-1981-1982-1985) symbolisa le redressement du sport français, une France qui gagne, parfois un brin arrogante. Bernard Tapie d’ailleurs le recruta. Laurent Fignon passa pour un intello égaré chez les pédaleurs par le seul fait de porter des lunettes cerclées. Thomas Voeckler, vainqueur à Luchon d’une magnifique étape devenu commentateur, est depuis 20 ans la proie favorite des chasseurs d’autographe parce que son panache, ses réparties sympa et sa mine enjouée. Et s’il n’y a plus de maillot jaune français aux Champs-Elysées depuis 40 ans cette année, c’est parce que la mondialisation a élargi les cercles. La légende du cycle suit la marche du siècle.
D’ailleurs, depuis 4 ans, le Tour est aussi féminin. Il communique sur le tri de ses déchets et déplace son barnum en véhicules hybride. Il lui arrive de dérailler ? Comme tout être vivant. Les grincheux déballeront de la musette les montées de cols lunaires d’Armstrong, les cathéters de soigneurs changeant et chargeant le sang du coureur comme le mécano change une roue après une crevaison, l’eau pas très claire de certains bidons et les excuses bidons de ceux qui les avalaient « à l’insu de leur plein gré ». Le scandale n’a pas fait chuter la saga, le Tour s’est toujours remis en selle. Parce qu’il est profondément populaire, parce qu’il ressemble à la France et rassemble les Françaises et les Français.
L’épopée de la Grande boucle est loin d’être bouclée.
L’équipe de La République en Commun
