Tribune collective publiée dans Le Nouvel Obs
La récente annonce par ArcelorMittal, premier sidérurgiste européen, de la suppression de 600 postes sur sept sites français, dont Dunkerque, Mardyck et Florange, est un coup de massue terrible sur l’emploi et un nouveau signal d’alarme pour notre souveraineté. La production d’acier est stratégique pour de nombreux secteurs : défense, énergie, transports, infrastructures, construction, automobile… Garantir une autonomie de production est impératif. Aujourd’hui, alors que l’Union européenne parle de se réarmer pour sa défense, nous voilà dépendants pour une industrie sans laquelle rien n’est possible, la sidérurgie, de… la Chine !
Pendant trop longtemps, la France et l’Europe, faute de réelle politique industrielle, ont laissé faire une désindustrialisation qui a conduit à la perte des emplois et des savoir-faire, à l’affaiblissement de notre capacité d’innovation et à la fragilisation de notre souveraineté, en laissant aux territoires des friches souvent polluées et des vies de travailleurs brisées. Face aux défis immenses du réchauffement climatique et de la mondialisation, il est temps de réarmer économiquement notre pays en mobilisant un outil qui a fait ses preuves : les nationalisations stratégiques temporaires.
La nationalisation temporaire n’est ni un repli, ni une nostalgie : elle est un acte de souveraineté éclairée, visant à sécuriser l’avenir en orientant, de façon ciblée, la mutation des domaines stratégiques. Elle permet de trouver un opérateur public ou privé qui puisse à terme moderniser l’outil de production et investir.
L’Histoire est pleine d’exemples où l’Etat, en reprenant le contrôle de secteurs jugés essentiels pour la Nation, a préparé la prospérité de demain. En France, le programme de nationalisations de l’après-guerre a permis la reconstruction rapide du pays. EDF, Renault, les industries aéronautiques ont été de véritables moteurs de croissance, d’emploi et d’innovation. Plus récemment, c’est l’entrée au capital de PSA, en 2013, qui a sauvé Peugeot de la faillite. Si l’Etat français est aujourd’hui encore actionnaire de sociétés comme la Française des Jeux ou le Casino d’Aix-les-Bains, pourquoi ne le serait-il pas dans des domaines aussi stratégiques que l’acier ?
Les collectivités ne sont pas en reste. En Occitanie, la Région a racheté le site de la SAM (fonderie liquidée avec 333 licenciements) pour permettre une nouvelle production industrielle et développe une politique de prise d’actionnariat décisive comme à Béziers pour l’entreprise Genvia (électrolyseurs). A Grand-Couronne, la Métropole de Rouen a utilisé son droit de préemption pour racheter le site emblématique de l’économie circulaire Chapelle-Darblay, préserver l’outil productif et donner une chance à un nouvel avenir industriel.
La nationalisation temporaire n’est pas qu’une idée française. Après la crise de 2008, les Etats-Unis eux-mêmes n’ont pas hésité à nationaliser partiellement General Motors pour protéger l’industrie automobile américaine. En Allemagne, l’Etat n’a pas hésité à entrer au capital d’Uniper, un acteur énergétique clé, pour garantir la souveraineté énergétique nationale dans un contexte de crise. Ces derniers jours, le Parlement britannique a adopté une loi qui autorise le gouvernement à prendre le contrôle des deux derniers hauts-fourneaux du pays, à Scunthorpe, menacés de fermeture imminente par leur propriétaire chinois.
Face à l’urgence climatique, la France a besoin d’entreprises capables d’investir massivement dans l’innovation verte, sans être soumises à la seule logique de la rentabilité à court terme et des niveaux de marge imposés par les marchés financiers. Comment espérer accélérer la décarbonation de la sidérurgie par exemple, secteur extrêmement énergivore, si les décisions sont guidées uniquement par des impératifs de profit immédiat ? D’ailleurs, ArcelorMittal a récemment suspendu son investissement de 1,8 milliard d’euros pour la décarbonation du site de Dunkerque que l’Etat avait proposé de soutenir à hauteur de 850 millions. Or la filière a besoin d’investissements structurels et technologiques qui n’arrivent pas.
Le soutien public permettrait d’investir dans des technologies de rupture, comme l’hydrogène bas carbone ou les aciers « verts », sans craindre l’absence de rentabilité de court terme. Il donnerait aussi le temps nécessaire à des filières nouvelles de se structurer, de former les salariés aux compétences de demain et d’ancrer localement, avec la sous-traitance, les chaînes de valeur.
La transition écologique implique des investissements longs, risqués, parfois coûteux à court terme, notamment dans les secteurs à forte intensité capitalistique comme la sidérurgie. La puissance publique, par sa capacité à prendre et amortir ces risques, est bien placée pour accompagner cette transformation. Le rôle de l’Etat est aussi de préserver les capacités stratégiques pour aider à passer un trou d’air, notamment dans les secteurs dont l’activité est cyclique comme la sidérurgie.
Contrairement aux idées reçues, les nationalisations peuvent être économiquement vertueuses. Si elles représentent un coût, elles permettent souvent à l’Etat de récupérer sa mise, et bien plus, lors de la cession des parts une fois les entreprises redressées. Elles créent aussi de la valeur collective : de l’emploi, de l’innovation, une transition énergétique réussie. Elles assurent une maîtrise publique des actifs stratégiques, sans pour autant installer un modèle d’économie administrée durable : il s’agit d’interventions ciblées, temporaires, motivées par l’intérêt général. Elles permettent enfin d’éviter des coûts ultérieurs, comme le reclassement de salariés licenciés ou la dépollution de sites industriels abandonnés.
Dans un monde où les chaînes d’approvisionnement sont de plus en plus instables car menacées par des crises de toutes sortes (climatique, sanitaire, géopolitique), où la transition énergétique est impérieuse et la concurrence internationale féroce, la naïveté n’est plus permise. La souveraineté industrielle est une condition sine qua non de notre capacité à maîtriser notre destin.
ArcelorMittal a généré un résultat net de 1,34 milliard de dollars en 2024. L’entreprise a bénéficié de millions d’euros d’aides publiques. La situation est suffisamment grave pour que ses dirigeants soient convoqués au plus haut sommet de l’Etat. Et pour que la France envisage avec eux un plan de maintien de ces capacités, dans lequel l’Etat doit être prêt à investir sous forme de prise de participation ciblée et conjoncturelle.
Réaffirmer le rôle du politique face à l’économie, c’est refuser de regarder passer les trains de la mondialisation libérale. Les nationalisations temporaires ne sont pas le seul outil que la puissance publique, locale, nationale ou européenne peut et doit mobiliser : activer le droit de préemption pour éviter l’abandon de sites industriels et favoriser leur rachat ; conditionner les aides publiques et les convertir en capital si l’entreprise ne respecte pas ses engagements ; au niveau européen, développer un plan d’investissement (« Green Steel ») visant à soutenir la décarbonation de la production par l’investissement, l’accès à des matières premières décarbonées, la commande publique ; mettre en place un « Buy European Act » et un « Buy European Steel Act » (Acheter l’acier européen) pour limiter les importations à bas coût et soutenir la production européenne dans la compétition mondiale.
Les outils sont là. Ne manque que la volonté politique pour défendre les salariés, protéger les emplois, renforcer notre souveraineté et préparer l’avenir.
Les premiers signataires :
- Nicolas Mayer-Rossignol, maire de Rouen, premier signataire du texte d’orientation Changer pour gagner en vue du Congrès du Parti socialiste
- Hélène Geoffroy, maire de Vaulx-en-Velin, présidente du conseil national du Parti socialiste
- Philippe Brun, député de l’Eure
- Julien Gokel, député du Nord
- Bertrand Ringot, maire de Gravelines
- Martial Beyaert, maire de Grande-Synthe
- Patrick Kanner, sénateur du Nord, président du groupe socialiste au Sénat
- Carole Delga, présidente de la région Occitanie
- Karim Bouamrane, maire de Saint-Ouen
- Lamia El Aaraje, adjointe à la maire de Paris, première secrétaire du Parti socialiste de Paris
- Valérie Rabault, ancienne députée
- Laurence Rossignol, sénatrice du Val-de-Marne
- Marie-Arlette Carlotti, sénatrice des Bouches-du-Rhône
- Christian Assaf, président du groupe socialiste de la région Occitanie, vice-président de la Métropole de Montpellier
- David Assouline, ex-sénateur de Paris
- Sarah Benhammou, membre du conseil national du Parti socialiste
- Lionel Benharous, maire des Lilas
- Kamel Chibli, vice-président de la région Occitanie
- Philippe Doucet, ancien maire d’Argenteuil
- Claire Fita, députée européenne
- Sandrine Floureusses, vice-présidente du conseil départemental de la Haute-Garonne
- Jean-Marc Germain, député européen
- Murielle Laurent, députée européenne
- Laurence Rouede, vice-présidente du conseil régional de la Nouvelle-Aquitaine
- Gabrielle Siry, adjointe au maire du 18e arrondissement de Paris
- Rachid Temal, sénateur du Val-d’Oise