La mort en direct du streamer Jean Pormanove, de son vrai nom Raphaël Graven, 46 ans, sur la plateforme Kick, a provoqué une vive émotion. Humilié des semaines durant par ses comparses, il est décédé sous les yeux des internautes. Le parquet de Nice a ouvert une enquête pour déterminer les causes du décès. Nous avons interrogé Laurent François, spécialiste des réseaux sociaux, pour obtenir son expertise.
Que vous inspire cette tragédie en direct ?
On a atteint un sentiment de morbidité et d’horreur absolus. Il y a 15 ans, dans la science-fiction ou les films d’horreur, ce type de scénario était même inimaginable. La réalité a donc dépassé la fiction. C’est un moment de stupeur. Mais ça n’est pas totalement surprenant quand on voit les tendances numériques et les consommations d’usage sur ces plateformes où il n’y a quasiment pas de gouvernance et dans lesquelles les gens organisent des contenus faits pour l’audience à tout prix. On pousse toujours plus loin la violence. Sur TikTok, au bout de quelques minutes, on tombe systématiquement sur des contenus très violents ou complotistes, par le jeu pervers des algorithmes.
Sur ces plateformes, quelle limite entre la liberté d’’expression et la nécessaire régulation des contenus pour éviter les dérives ?
On parle souvent de TikTok, de Facebook, enfin de l’univers META. En réalité, quand on regarde les usages, on observe des millions de gens qui se regroupent sur des plates-formes de live streaming plus ou moins opaques. Le grand public ne les connaît pas. Ces usages et ces vies numériques passent sous les radars de toute médiatisation alors qu’elles regroupent beaucoup plus de gens.
Peut-on parler de sociétés parallèles ?
Je préfère parler de paracommunautés. Il y a des relations parasociales qui dégagent des liens, des relations avec à la base des célébrités et, petit à petit, un glissement avec des influenceurs.
Ce qui intéressant, c’est l’étape d’après avec des micro-sociétés qui se créent autour d’affinités communes. Cela peut se faire autour de choses très hardcore comme le fétichisme, sur des choses plus positives comme l’environnement, ou sur des phénomènes beaucoup plus graves, comme le terrorisme ou la pédophilie. Ces regroupements se situent sous les radars avec des rituels qui entrent progressivement dans la vie réelle des gens. Il n’y a pas nécessairement de leaders, de hiérarchies très structurées avec un « patron ». C’est très horizontal et auto-alimenté avec des logiques d’harmonie.
C’est très difficile à réguler, avec des logiques de cooptation et d’infiltration. Et ces paracommunautés prennent de plus en plus de places dans la vie des gens. On se construit progressivement dans ces paracommunautés. De là peuvent découler des choses horribles ou bien d’autres beaucoup plus positives : cet élan de solidarité pour assister et financer les obsèques d’un jeune handicapé qui avait un jeu vidéo et un blog aux Etats-Unis, ou ces communautés pro-anorexie extrêmement fortes qui adoptent des méthodologies très proches de celle des sectes avec des détections, puis des recrutements et des endoctrinements. Le meilleur et le pire.
Pour revenir à l’affaire de Jean Pormanove, on constate qu’il y avait eu des alertes, notamment médiatiques. Que peut faire la justice ? Suspendre les publications simplement ? Ou aller plus loin ?
Les plates- formes peuvent être régulées. Il faut des logiques de gouvernance. Il y a des modérateurs mais qui ne remplacent aucunement la logique de gouvernance.
Il faut assumer que ce sont des groupes politiques et créer des groupes d’utilisateurs investis avec des règles et des espaces plus vertueux. Les parents bien sûr sont des cibles très importantes. A Taïwan, le gouvernement utilise à plein les plates-formes pour des actions de démocratie participative particulièrement utiles.
Nous avons un énorme travail à mener avec les politiques avec un devoir d’exemplarité. On a parfois l’impression d’une schizophrénie entre la volonté de régulation et le jeu de l’algorithme. C’est dangereux. Et il faut des règles plus rigoureuses. Est-il normal de pouvoir accéder à 3 heures du matin à TikTok quand on a 10 ans ? Je n’en suis pas sûr. Demander une carte d’identité aux gens, lors de la création de leurs profils, est-ce réellement leur enlever de la liberté ?
On doit aussi avoir des contre-pouvoirs. Il existe quelques dispositifs contre le harcèlement. Mais quand on voit le temps qu’il faut pour faire tomber un compte ou le temps à passer dans un commissariat … Il faut descendre un peu plus dans l’arène et arrêter de séparer vie internet et vie réelle…
C’est-à-dire ?
Quand les gens se fédèrent en ligne, cela dépasse le virtuel et c’est une partie de leur vie réelle. On doit l’intégrer et le prendre en compte. On n’a pas le droit de laisser ce territoire affranchi de toute règle et du reste de la citoyenneté, tout simplement.
Peut-on parler d’un enjeu majeur pour notre civilisation ?
Pour moi, c’est dans le top trois des grands sujets. Il y a bien sûr la question environnementale. Le lien entre internet et le vivant est super important. L’extrême droite s’est emparée de cette réalité en créant, par exemple, des passerelles entre les technologies et l’eugénisme à l’image de ce qu’a fait Trump le lendemain de son élection.
Concrètement, regardons autour de nous quand on quitte les yeux de son téléphone, c’est devenu non plus notre troisième main mais bien la première. C’est une extension, une composante du corps.
Espérez-vous que cette tragédie puisse constituer un déclic ?
J’aimerais, évidemment. Mais il y a un tel cynisme, une telle atonie… J’ai regardé les commentaires sur les contenus, un paradoxe : les vidéos, les articles, les prises de position suivaient une logique vertueuse. Mais quand on lit les commentaires ou les échanges – là où se passe réellement l’opinion – on n’est pas du tour rassuré ! On se rend compte, à force de répétitions dans le quotidien, d’un bruit de fond, comme une forme de rapport à la violence, où la valeur de la vie diminue. C’est très perturbant.
Heureusement, le grand public est globalement sidéré. Pour les gens dans ces para communautés, c’est beaucoup plus cynique. C’est un signal d’ambiance à prendre en compte.
Laurent François est spécialiste des réseaux sociaux. Il intervient régulièrement dans les médias autour des problématiques d’identité à l’ère numérique, et enseigne dans plusieurs établissements. Il est l’auteur de « Réseaux sociaux : une communauté de vie » (l’Harmattan, 2023). Son essai « Cracker l’algorithme : réenchanter les réseaux sociaux » est attendu courant octobre 2025. Il anime par ailleurs une newsletter :