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« Ce que la diversité dit de nous », par Gabrielle Halpern

Publié le 07 juillet 2025
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Gabrielle-Halpern
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Tribune de Gabrielle Halpern, publiée dans La Tribune Dimanche le 11 mai 2025

 

Gabrielle Halpern, docteure en philosophie et diplômée de l’École supérieure, a travaillé au sein de différents cabinets ministériels avant de codiriger un incubateur de start-up. Ses travaux de recherche portent depuis près de seize ans sur la notion de l’hybridation.

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » est l’un des versets les plus connus de la Bible. Mais ce message n’apparaît qu’une fois dans le texte, alors même que nous sommes invités à plusieurs reprises à aimer l’étranger. Ainsi trouvons-nous dans le Lévitique le verset suivant : « il sera pour vous comme un de vos compatriotes, l’étranger qui séjourne avec vous et  tu l’aimeras comme toi-même ».

Dans le Deutéronome  : « Vous aimerez l’étranger ». Cette distinction entre le prochain et l’étranger interpelle et pourrait appeler à une tout autre lecture du célèbre verset. Et si le « tu aimes ton prochain comme toi-même » n’était énoncé qu’une seule fois parce qu’aimer son prochain – celui qui nous ressemble – ne demande pas d’effort particulier  ? De quoi réfléchir autrement à la question de l’altérité, et donc à celle de la différence.

L’humain aurait peur de l’inconnu

Elias Canetti, l’un des plus grands intellectuels du XXe siècle, écrivait qu’il n’y a rien que l’être humain ne redoute plus que « le contact avec l’inconnu »  (Elias Canetti,
Masse et Puissance, Gallimard). Tous nos comportements, toutes les distances que nous adoptons sont dictés par cette « phobie du contact », appuyait-il. La première chose que nous faisons lorsque nous rencontrons quelqu’un n’est-elle pas de décliner notre identité et d’attendre la pareille  ? Une angoisse liée à « une situation archaïque »  : « C’est le contact hésitant avec la proie. Qui es-tu  ? Peut-on te manger  ? L’animal, toujours en quête de nourriture, touche et flaire tout ce qu’il trouve… »

Proie ou prédateur  : vas-tu me manger ou vais-je te manger  ? Telle serait l’angoisse archaïque profonde de notre identité lorsqu’elle est confrontée à l’altérité. Cette hypothèse esquissée par Canetti nous permet de mieux comprendre la manière dont nos sociétés, nos entreprises, nos collectifs sont structurés, ainsi que notre besoin brûlant d’entre-soi.

Pourquoi recrute-t-on toujours des personnes qui nous ressemblent, qui sont passées par les mêmes écoles, qui ont le même sexe ou qui ont suivi le même parcours que nous  ? Parce que cela permet d’éviter toute imprévisibilité. Vous savez comment l’autre va réagir, puisqu’il va réagir, penser et décider comme vous. Le sociologue Yehouda Shenhav écrivait ainsi que l’on a inventé le management pour « terrasser le dragon de l’incertitude ».

La diversité vient non seulement nous rendre plus forts face à l’imprévisibilité (2) du monde, mais elle vient aussi révéler des absurdités dans nos manières de faire.

Or, l’incertitude, c’est la vie  ! À force de recruter les mêmes personnes, de supprimer toute imprévisibilité en interne, on cesse de savoir ce qu’elle est. Et lorsqu’elle arrive de l’extérieur, en forme de Covid-19 ou, un jour, en forme de virus informatique, on se retrouve complètement démuni.

La diversité vient non seulement nous rendre plus forts face à l’imprévisibilité  (Gabrielle Halpern, Tous centaures  ! Éloge de l’hybridation, Le Pommier, 2020) du monde, mais elle vient aussi révéler des absurdités dans nos manières de faire. Dans le cadre d’un travail de recherche sur le monde du travail mené en partenariat avec l’Association ANDICAT et la Cité de l’Économie et des Métiers de Demain, une ouvrière en situation de handicap mental m’a dit ceci  : « Oui, je suis lente, mais je fais bien mon travail et à la fin de la journée, on n’a pas besoin de repasser derrière moi. Je veux un droit à la lenteur. » Ce « droit à la lenteur » pourrait sembler impossible dans le monde du travail… Et pourtant  !

Pourquoi refuse-t-on d’accorder du temps à la bonne réalisation du travail et pourquoi est-on prêt à perdre un temps fou en réunionite aiguë, en procédures administratives absurdes  ? Les choix d’allocation de nos ressources temporelles, à l’échelle individuelle, professionnelle et sociale, ne devraient-ils pas être remis en question ? C’est ce à quoi on accorde du temps qui révèle ce à quoi on accorde de la valeur.

Ce « droit à la lenteur », qui peut faire sourire, n’a rien d’anecdotique et constitue une profonde question pour notre société. À l’heure où l’intelligence artificielle nous fait gagner du temps, n’est-ce pas le moment d’interroger ce à quoi on accorde du temps, et donc ce à quoi on accorde de la valeur  ?

La diversité, stimulus intellectuel

De fait, la différence de l’autre pourrait bien jouer un rôle salutaire. Une étude de l’université américaine Yale a montré qu’être en désaccord avec quelqu’un au cours d’une conversation mobilise davantage de ressources cérébrales que quand les deux interlocuteurs sont sur la même longueur d’onde. Selon ces travaux, nos cerveaux se comportent dans la discorde « comme un orchestre symphonique jouant des musiques différentes ».

En cas de contradiction, nous engageons de nombreuses ressources émotionnelles et cognitives. Qu’est-ce que cela signifie  ? La contradiction, le désaccord, le grain de sable sont de merveilleux stimulants pour notre cerveau. Vivre avec des personnes différentes de soi rendrait donc plus intelligent  !

Cependant, reconnaître la différence et sa richesse est une chose  ; l’instrumentaliser pour justifier tous les identitarismes et tous les communautarismes – les facettes d’une même médaille – en est une autre. Pour reprendre les mots de Stefan Zweig dans  Le Monde de demain  : « Ce n’est pas l’orgueil du particularisme, mais le plaisir de partager ce qui est commun qui rend possible la vraie démocratie. » Si l’universel a déçu, faute d’être véritablement universel, il est de notre devoir collectif de le réinventer pour le sauver.

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