Non seulement le conclave sur les retraites n’a pas permis de revenir sur la réforme injuste adoptée sans débat parlementaire en 2023, mais encore il n’apporte aucune amélioration pour les travailleurs confrontés à des pénibilités ou à des carrières hachées. La question des retraites ne peut être dissociée d’un ensemble de négociations sur le monde du travail dans un climat de confiance avec les partenaires sociaux.
A lire les commentateurs et éditorialistes, les « perdants » du conclave sur les retraites seraient tantôt le Medef, tantôt les syndicats et plus généralement le gouvernement qui promettait du changement, le président de la République une fois de plus incapable d’installer une concertation, le Parlement sevré de débat…
Dans cet échec hélas programmé, les perdants sont bel et bien les travailleuses et les travailleurs.
Et d’abord des manutentionnaires manipulant des charges lourdes, des ouvriers sur les chantiers exposés aux vibrations ou aux risques chimiques, celles et ceux exerçant leur métier dans des postures pénibles… Pendant la crise sanitaire, ces professions ont été célébrées sous l’appellation « la première et la deuxième ligne », par analogie avec la mêlée au rugby : quand ces deux lignes reculent ou renoncent, toute l’équipe s’effondre. Si on poursuit la comparaison avec le « cinq de devant » du XV, ces oubliés de la réforme Borne achèvent le plus souvent leur carrière avec des dorsales abîmées, des ligaments distendus, des organismes usés.
En supprimant les quatre critères majeurs de pénibilité dans le calcul de l’âge de départ, le gouvernement d’Edouard Philippe les a lourdement pénalisés. En reculant l’âge légal pour tous, la réforme de 2023 leur a demandé encore plus d’efforts et a infligé une double peine aux salariés, aux indépendants, aux saisonniers dont les carrières ont été hachées par les aléas de la vie ou la nature de leur métier.
Paralysé par le diktat de « l’âge légal à 64 ans », ce conclave n’a pas réparé ces injustices et n’a pas répondu aux attentes des millions de Français qui ont défilé dans les rues en 2023. On connaît les perdants de ce blocage et on devine les potentiels gagnants : les émetteurs de fonds de retraite par capitalisation. Dans tous les pays qui ont repoussé l’âge légal, les actifs souscrivent des contrats de pension privés, le plus souvent adossés à des placements en bourse, pour espérer vivre leurs vieux jours dignement et avec un bon coup de chance, arrêter leur activité quand bon leur semble. Nos retraites ne doivent pas devenir un Euromillions au rabais et nos retraités ne doivent pas être obligés de tenir une caisse dans un hypermarché ou d’une station-service pour compléter leur pension comme on peut le voir dans d’autres pays qui ont renoncé au système par répartition.
Cet épisode improductif marque aussi une défaite pour le dialogue social. Faut-il s’en étonner, après sept ans de pouvoir vertical et de contournement des corps intermédiaires ? On doit en tout cas s’en alarmer : les régimes illibéraux et autoritaires, modèles des partis d’extrême-droite français et européens, démantèlent en même temps que le Code du Travail les instances paritaires de dialogue social, piliers essentiels pour toute démocratie.
Ces instances entretiennent une culture du compromis qui produit plus d’avancées pour les travailleurs que l’affrontement systématique et la méthode autoritaire. La preuve en est apportée tous les jours dans des entreprises, des collectivités de toutes tailles. Employeurs et salariés négocient et aboutissent à des accords pour améliorer les conditions de travail, réduire l’empreinte carbone ou mettre en place des organisations innovantes. Citons un exemple : deux grands groupes de BTP, Eurovia et Bouygues, ont signé en novembre 2024 des accords intégrant dans l’horaire de travail 45 minutes de sport quotidien et des séances d’étirements hebdomadaires, supervisées par des préparateurs physiques de clubs sportifs.
La négociation sur les retraites ne pourra être dissociée d’une vaste conférence sociale sur, les rémunérations, les carrières, les conditions de travail, la pénibilité, la formation tout au long de la vie, l’égalité femmes-hommes, l’inclusion, la santé mentale, la décarbonation des activités, l’indemnisation chômage, les recrutements, l’intelligence artificielle, les métiers en tension… Tous ces sujets liés à la valeur du travail, à la redistribution des richesses et au financement de notre modèle social forment un ensemble. S’arc-bouter sur l’âge légal de la retraite et des logiques purement comptables ne conduira qu’à des impasses et à des injustices.
En partant des réalités vécues par les citoyens, la gauche devra porter un projet de modèle social adapté à notre époque qui permettra à chacun de trouver à la fois dignité, épanouissement et sentiment de justice sociale dans son parcours professionnel comme dans sa vie après le travail. Ce chantier vaste et complexe demandera du courage politique, des innovations sociales, des ajustements quasi continus tant les univers professionnels et la situation démographique évoluent. Mais il existe une certitude : un dialogue social apaisé, loyal et libre doit en être la pierre angulaire.
L’équipe de La République en Commun