Loin du regard médiatique, souvent réduite à quelques clichés éculés, la France rurale reste, en 2025, la grande oubliée du débat public. Pourtant, un tiers des Français y vivent, confrontés à des difficultés spécifiques et à une forme de mépris social qui alimentent un profond ressentiment politique. Derrière les caricatures se trouvent des territoires d’innovation, de solidarité et de résilience. À l’heure où la fracture démocratique menace, il est urgent d’écouter enfin cette parole de campagne, pas si lointaine de celle des villes.
Un tiers des Français vivent dans les campagnes. Près de 21,5 millions de personnes, réparties sur 30 772 communes. Et pourtant, combien de fois entend-on parler de la France rurale autrement que par clichés, raccourcis ou caricatures ? « On est soit les gentils arriérés qui cultivent la terre avec amour, soit les beaufs qui ne comprennent rien. Y’a jamais juste… Nous », résume, avec une précision amère, Nadine, 60 ans, du Finistère. Ce « nous », si présent et pourtant si absent du débat public.
En réalité, la ruralité française est un continent oublié, invisibilisée médiatiquement, abandonnée politiquement, réduite trop souvent à un simple décor folklorique où l’on viendrait chercher du « bon sens paysan » ou une carte postale d’authenticité. C’est l’une des conclusions qui ressort de l’enquête « Paroles de campagne », conduite par trois associations – Bouge ton Coq, InSite et Rura – et réalisée par le think tank Destin Commun, qui donne la parole aux ruraux sur leur quotidien et leurs aspirations. Car derrière ces images figées, il y a des millions de vies, de combats quotidiens, d’espoirs lucides. Et, aussi, un ressentiment qui grandit.
La ruralité désigne des territoires divers, aux réalités économiques, sociales et culturelles multiples. Pourtant, depuis Paris, tout cela est souvent résumé sous le même vocable condescendant de « territoires » ou « province », des mots qui disent tout de l’éloignement que certains maintiennent.
L’étude met précisément en lumière ce grand malentendu démocratique. 81 % des ruraux estiment que les partis politiques ont accordé trop d’attention aux préoccupations des habitants des villes, et pas assez à celles des campagnes. Ils peuvent illustrer aisément cet avis tranché : l’absence criante de services publics (La Poste, les gares, les écoles), la disparition grandissante des commerces de proximité, l’accès aux soins devenu un parcours du combattant.
Les transports, souvent intermittents voire inexistants, obligent les jeunes à des trajets quotidiens interminables pour étudier ou travailler : 2h37 par jour pour les 18-25 ans des zones les plus isolées – soit 42 minutes de plus que pour les jeunes urbains majeurs. Une inégalité d’accès aux lieux de sociabilité vécue au quotidien et qui nourrit un sentiment d’injustice profond.
À l’injustice économique s’ajoute l’humiliation culturelle : moqueries sur l’accent, remarques sur un supposé manque d’éducation, soupçon d’arriération dès qu’il s’agit d’évoquer la ruralité…
Cette condescendance alimente un ressentiment légitime et stimule l’apparition d’une véritable « conscience rurale », marquée par le refus d’être méprisé, ignoré, nié et par un rejet nourri des centres urbains et de leurs élites. Ce ressentiment nourrit un désenchantement vis-à-vis de l’idéal républicain : 51% des ruraux considèrent qu’aucune des valeurs de la devise nationale n’est bien appliquée.
C’est ce ressentiment, et non une prétendue tentation identitaire, qui explique en grande partie le vote massif en faveur du Rassemblement national dans les campagnes : 42 % des suffrages en milieu rural, contre 30 % en ville. Non parce que les campagnes seraient devenues intolérantes, mais parce que beaucoup n’y voient plus d’alternative politique crédible pour défendre leur existence.
Car au mépris s’ajoute la caricature. Dans l’imaginaire collectif urbain, les ruraux seraient des chasseurs, des « bouseux », des fans de tuning et autres amateurs de musique country, comme outre-Atlantique. Une absurdité démentie par l’étude : par exemple, la France compte davantage de chasseurs urbains que ruraux. Les médias ne sont pas en reste, et la ruralité y est souvent abordée à travers des émissions caricaturales comme L’Amour est dans le pré, mélange de tendresse et de pittoresque sincères, qui occultent néanmoins la réalité politique, sociale et économique des territoires.
Loin d’un monde figé dans le folklore, les campagnes sont aujourd’hui des espaces hybrides, ouverts sur le monde, souvent en avance sur bien des enjeux et porteuses de solutions concrètes pour l’avenir du pays. La France rurale n’est pas un problème à résoudre, c’est une chance à saisir.
Sur l’écologie, les ruraux sont souvent plus engagés que les urbains : tri des déchets (83 % contre 75%), compost (53 % contre 28 %), potagers (42 % contre 20 %). Ils incarnent déjà cette « sobriété heureuse » que beaucoup appellent de leurs vœux.
Sur le plan démocratique, le lien social est plus fort : 54 % connaissent personnellement leur maire (contre 30 % en ville). C’est là, au plus près des citoyens, que se nouent les compromis quotidiens, les vraies solutions de terrain. Pierre l’exprime ainsi : « Au début, c’était juste pour avoir la fibre. Puis on a monté un dossier avec les voisins. Finalement, je vais rejoindre une liste pour les municipales, parce que si personne ne le fait, rien ne bouge ».
Cette enquête déconstruit l’idée de « deux France irréconciliables », et pointe au contraire une large convergence entre les visions et les aspirations des ruraux et celles du reste des Français. Tous sont majoritairement satisfaits de leur propre vie, mais inquiets de l’avenir du pays. Tous partagent une vision de la France dans dix ans, respectueuse de l’environnement, humaine et juste.
Aujourd’hui, 81 % des Français estiment qu’il faudrait davantage s’inspirer de la réalité des zones rurales pour répondre aux défis du pays. Ce n’est pas seulement un constat : c’est un appel. À condition d’entendre cette parole avec sincérité, sans paternalisme ni folklore. Car la ruralité incarne un modèle d’avenir, innovant, dynamique, solidaire, apaisé.
Écouter la ruralité, c’est refuser de laisser prospérer ce ressentiment que le RN instrumentalise. C’est donner enfin les moyens aux campagnes de vivre, de produire, de transmettre. C’est assumer qu’il n’y a pas de République unie sans égalité territoriale.
Alors oui, il est temps. Temps de briser les clichés. Temps de rendre justice aux invisibles des campagnes. Temps de ne plus marginaliser la ruralité mais de reconstruire avec ses habitants un pacte républicain juste et durable.
L’équipe de La République en Commun